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Pendant 26 ans, Ramadan Nishori a gardé enfoui ce qu'il avait vécu, avant de parvenir à raconter ce que très peu d'hommes osent dire publiquement. Qu'il avait été violé par un policier serbe pendant la guerre au Kosovo.
Dans son pays, c'est le premier homme à avoir pris la parole pour briser le silence, et tenter d'aller à l'encontre de la culture patriarcale qui voudrait que ces traumatismes soient tus.
Pendant la guerre entre la rébellion albanaise et les forces armées (1998-1999), qui a fait environ 13.000 morts, principalement du côté albanais, nombreuses sont les victimes de crimes sexuels.
Leur nombre est inconnu, mais "indépendamment du chiffre exact, des témoignages crédibles et suffisants sur des viols et d'autres crimes de violences sexuelles ont été recueillis par des ONG (...) laissant penser que les viols et autres formes de violences sexuelles étaient généralisés et systématiques", écrivait Amnesty International en 2017.
Selon plusieurs estimations gouvernementales, environ 20.000 personnes ont été violées par les forces serbes.
Les témoignages, eux, sont souvent étouffés.
"Le viol est perçu par notre société davantage comme une violation de l'honneur familial que comme une atteinte à l'intégrité physique des personnes", explique Veprore Shehu, de l'ONG Medica Kosova, qui s'occupe de survivantes de viol en temps de guerre. Basée dans le sud-ouest du Kosovo, cette organisation a aidé environ 600 femmes.
Prendre la parole en tant que victime de viol, être le premier à le faire, n'a donc pas été une évidence pour Ramadan Nishori, 48 ans. L'aide de ces associations et un suivi psychologique ont été déterminants dans sa prise de parole.
"Cela n'a pas été une décision facile", explique-t-il à l'AFP. Mais ma famille m'a "aidé à parler du crime que j'ai subi. Le soutien de ma famille a compté plus que tout. Cela m'a donné du courage, cela a joué un rôle immense", ajoute-t-il, le ton grave.
Pour le directeur du Centre de droit humanitaire, une ONG reconnue, être victime de viol en temps de guerre est encore au Kosovo synonyme "d'un stigmate profondément ancré" dans la société.
Le gouvernement a bien instauré, en 2014, une loi accordant à chaque victime de violence sexuelle pendant la guerre une pension qui s'élève aujourd'hui à 270 euros par mois - environ 100 euros de moins que le salaire minimum.
Plus d'une décennie plus tard, quelques centaines de victimes perçoivent cette pension. M. Nishori sera le premier homme.
En septembre 1998, avec plusieurs autres hommes, il est arrêté par les Serbes et emmené au poste de police de Drenas, quelques dizaines de kilomètres à l'ouest de Pristina. La police passera la nuit à les interroger sur leurs liens supposés avec la guérilla, raconte-t-il à l'AFP la voix lourde.
"Quand ce fut mon tour, vers minuit, deux policiers m'ont emmené aux toilettes, et l'un d'eux m'a violé. Quand le deuxième a voulu me violer à son tour, un troisième est arrivé - peut-être avait-il entendu mes cris - m'a emporté loin des deux autres et m'a remis en cellule".
- Arme de guerre -
Les viols et les agressions sexuelles pendant cette guerre, explique M. Blakaj, ont été en grande majorité perpétrés par les forces serbes, qui les ont utilisés "comme une arme de guerre, pour semer la terreur.
"Les viols commis par la police, les paramilitaires et les forces armées était presque une routine" pendant la guerre écrivait déjà l'ONG Amnesty dans son rapport en 2017.
Elle y cite un déserteur de l'armée serbe affirmant que "violer était devenu aussi normal que de prendre une douche ou son petit-déjeuner".
Mardi, un tribunal de Pristina a condamné à 15 ans de prison un Serbe du Kosovo pour viol de guerre - à l'issue d'un procès à huis clos dont très peu de détails ont filtré. Il s'agit de la deuxième condamnation seulement pour viol de guerre depuis la fin du conflit, en 1999.
Après la guerre, selon Amnesty, des femmes serbes et roms du Kosovo ont à leur tour été victimes d'agressions sexuelles, par vengeance.
Etouffé par le secret pendant 26 ans, Ramadan Nishori a souvent pensé au suicide. "Je suffoquais. Je sortais de chez moi la nuit, avec l’envie de hurler. Et je me mettais à marcher et à pleurer".
Aujourd'hui, il n'a pas l'intention d'aller en justice - son violeur, pense-t-il, est sûrement à l'étranger, et il ne souhaite pas entamer un processus douloureux.
Après s'être ouvert à sa famille, sa fille aînée, Flutura, a tout fait pour que son histoire soit entendue.
"Ce qui est arrivé à mon père doit être révélé, pour montrer que les hommes aussi ont été victimes de violence sexuelle", explique cette étudiante en théâtre de 23 ans.
"Rien n'a changé au sein de notre famille depuis qu'il a révélé son secret. Ça reste notre père, peut-être juste encore plus fort".
Depuis qu'il a pris la parole publiquement, on le reconnait dans la rue. Le plus souvent, on le félicite, et on l'invite à prendre un café.
D.Kovar--TPP