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Entraîner la nouvelle génération exige "de ne pas être un vieux con" ni "un faux jeune", explique le sélectionneur de l'équipe de France Didier Deschamps (56 ans), qui revient dans un entretien à l'AFP sur la manière de gérer et d'intégrer les nouveaux internationaux.
Q: Dans quel état d'esprit aviez-vous débarqué chez les Bleus à 20 ans?
R: "On se rappelle toujours de sa première sélection (29 avril 1989 contre la Yougoslavie, NDLR). Je n'étais pas du tout prévu, j'étais avec les Espoirs, mais Daniel Bravo s'était blessé avec les A. Il y avait pas mal d'anciens et je me rappelle m'être retrouvé dans une chambre à trois avec Joël Bats et Daniel Xuereb. J'étais là pour écouter, je n'ai pas dû beaucoup parler, même si tout le monde était très agréable avec moi comme Michel Platini qui était le sélectionneur. On se fait tout petit. Je suis venu sur la pointe des pieds."
Q: Y a-t-il une différence par rapport aux jeunes qui arrivent aujourd'hui en équipe de France?
R: "Oui, les joueurs sont plus sûrs d'eux, ils ont plus confiance, ils se connaissent parce qu'ils se sont côtoyés à un moment ou à un autre, dans les clubs ou différentes sélections. Il y en a toujours qui sont un peu plus réservés, timides, mais il y a moins de retenue. Et tant mieux. Avant, les jeunes faisaient ce qu'on leur disait et puis voilà. Aujourd'hui, ils sont plus à l'aise parce qu'ils sont prêts plus tôt, ils jouent plus tôt, ils ont plus de maturité. Ils partent aussi très tôt à l'étranger."
Q: Y a-t-il eu aussi une évolution entre 2012, date de votre arrivée aux commandes des Bleus, et aujourd'hui?
R: "Bien sûr. La génération d’avant, celle d’Hugo Lloris, Olivier Giroud ou Antoine Griezmann, même s'ils étaient déjà à l'étranger, adoptait encore un peu le fonctionnement de la décennie précédente. Avant, tu étais en club, tu jouais, tu ne jouais pas, tu rentrais 5 minutes, une demi-heure, tu ne disais rien et tu t'entraînais. Tu étais déjà bien content d'être avec les pros. Aujourd'hui, non. C'est comme dans le monde de l'entreprise: le jeune arrive, il va être capable d’aller voir son patron et lui dire qu’il ambitionne de prendre sa place. Ça peut être ressenti comme un manque d'humilité. Ou comme de l’ambition. En tout cas, dans l'accompagnement, c'est forcément différent."
Q: Les centres d'intérêt de la nouvelle génération ont aussi évolué...
R: "Je n'ai jamais joué à l'ancien combattant. Certaines choses étaient peut-être mieux à l'époque, mais je suis convaincu qu’elles ne pourraient plus fonctionner aujourd'hui. Comme l'interdiction du téléphone portable par exemple. En tant que sélectionneur, je suis le garant des règles internes mais pourquoi les priver d’une liberté ? Pour faire preuve d’autorité ? Ca n’a pas de sens. D’ailleurs, parfois, ça m'arrange. Quand un joueur a un problème en club, qu’il sort, je lui envoie un message à la mi-temps et il me répond. Je suis bien content. Les joueurs de la génération actuelle sont ultra-connectés, ils sont nés avec un portable. Ils maîtrisent tout de A à Z, avec des risques, bien évidemment. Le maître mot, c'est m'adapter à eux. Mais il y a deux notions essentielles, le cadre de vie et le cadre de travail. Le cadre de travail est identique pour tout le monde, pour celui qui vient pour la première fois ou pour notre capitaine."
Q: Vous ne vous sentez donc pas en décalage avec la nouvelle génération?
R: "Non. J'ai un fils aussi qui m'a aidé, dans le rapport aux réseaux sociaux, avec un langage, des références qui sont un peu différents. Cela ne me pose aucun problème qu'on n'ait pas les mêmes références culturelles. Quand le bizuth chante une chanson lors de son premier dîner à Clairefontaine, je ne connais pas du tout la chanson et je ne comprends pas toujours les paroles. Mais ça prend, à partir du moment où c'est validé par les autres. Et c'est repris par l'ensemble quasiment à chaque fois."
Q: Qu'est-ce que vous observez le plus chez un jeune qui arrive en bleu?
R: "J'accorde beaucoup plus de droit à l'erreur à un jeune, car il découvre un nouvel environnement. Si je le retiens, c’est parce que j’estime qu’il a le potentiel pour aller en haut. Après, je regarde sa capacité à être plus à l'aise. Sa convocation ne doit pas être une finalité pour lui. Il doit faire en sorte de revenir. Il faut l'accompagner pour qu'il ait de la confiance, parce qu'il y a aussi le poids du maillot à assumer. Je ne fais pas de +one shot+, je le convoque souvent pour plusieurs rassemblements. Ce qui est important pour moi, c'est de connaître l'humain avant même d'échanger avec le joueur, son historique, voire même sa vie privée pour lui parler avec justesse. Il y a un suivi entre les stages aussi, des échanges."
Q: Avez-vous adapté vos causeries au fil des années?
R: "L’autonomie de concentration est un peu plus limitée. C'est une génération un peu zapping. Je préfère donc faire court, concis, parce que quand j'étais joueur, les longs monologues pouvaient me lasser aussi. Je n'ai pas envie d'être une musique qu'on entend, je préfère qu'on m'écoute."
Q: Est-ce que vous évoquez votre passé de joueur avec eux ?
R: "Non, ce n'est pas leur vie, c'est la mienne. Et puis ça ne leur parlerait pas. Mon passé m’a appris ce que je ne devais pas faire. Je suis à l'écoute, je me nourris des échanges. Je m'adapte et ça m'amène à modifier. Est-ce que j'ai changé? Je ne sais pas, j'ai évolué, certainement. Je suis plus cool, c'est un fonctionnement différent. C'est un peu du donnant-donnant, pour faire en sorte de tirer le meilleur de chacun d'eux. C'est en t'adaptant aux joueurs qui sont fatalement de plus en plus jeunes, puisque tu vieillis, que tu navigues entre ne pas être un vieux con et ne pas être un faux jeune."
Propos recueillis par Emmanuel BARRANGUET et Keyvan NARAGHI
T.Kolar--TPP